De la Piéride du chou aux araignées africaines…
Passionné par les papillons depuis l’enfance, je décidai naturellement de me spécialiser, après l’obtention de la Licence ès Sciences Naturelles, en entomologie. Mais j’avais été séduit par la biologie moléculaire. C’est pourquoi j’avais choisi, pour mon DEA d’entomologie, en 1966, un sujet de biochimie appliquée à un papillon, sous la direction de Henri Descimon, au laboratoire de Zoologie de l’ENS. Je devais suivre la formation de pigments, les « ptérines », au cours du développement de la Piéride du chou. J’en organisai un élevage. Œufs, chenilles de chaque stade, chrysalides étaient broyés vifs dans un solvant. Les ptérines extraites étaient isolées par chromatographie bidimensionnelle, puis dosées par fluorimétrie (Publication 1). Un travail qui ne fit pas aimer « la paillasse ».
En 1967, j’ai été recruté comme Agrégé-Préparateur au laboratoire de Zoologie de l’ENS. Après une brève tentative de recherche en cytogénétique de criquets (au laboratoire de zoologie de la faculté d’Orsay), je ne souhaitais plus un sujet de thèse de Doctorat d’Etat de type « expériences au labo ». Or le Directeur du laboratoire de l’ENS, le Professeur Maxime Lamotte, avait créé en Côte d’Ivoire la Station d’Ecologie Tropicale de Lamto, où il dirigeait l’étude d’un écosystème de savane. Les premiers résultats avaient montré l’importance quantitative des araignées dans la petite faune répartie de la surface du sol au sommet des herbes. Il était indispensable qu’un chercheur se consacre à ces prédateurs, pour en analyser le peuplement et en déterminer le rôle dans le réseau trophique de l’écosystème. C’est le sujet que me proposa Maxime Lamotte en 1969.
L’apprentissage de l’écologie, entre recherche et enseignement
Je me suis formé à l’écologie « sur le tas », et en préparant les enseignements dont j’ai été chargé. Dès 1971, j’encadrais une thèse de 3e Cycle d’entomologie, mais consacrée à l’écologie des araignées de la litière d’une forêt de la région parisienne. En 1973, je succédais à Jean Lévieux (spécialiste des fourmis de Lamto, parti à l’Université d’Abidjan) dans le poste de Maître-Assistant affecté au DEA d’Ecologie de l’Université Paris 6, dirigé par Maxime Lamotte. Je fus ainsi amené à encadrer des stages collectifs d’écologie sur le terrain, et à donner un certain nombre de cours, notamment en écologie forestière. En effet, à partir de 1975, j’organisais des recherches en écologie dans le sud de la forêt de Fontainebleau, en encadrant des stages de recherche et des thèses de 3e Cycle.
Le concept d’écosystème, matière à réflexions…
J’ai travaillé sur le concept d’écosystème, d’un point de vue épistémologique, dans le cadre d’une approche structuraliste (Publication 22) (Epistémologie).
M’inspirant de la notion de stratégie adaptative, j’ai développé une approche évolutionniste du concept d’écosystème, en proposant la notion de « stratégie cénotique » (Publication 28, Publication 53). Ce travail a mis en avant la notion de redondance fonctionnelle entre espèces, aujourd’hui au cœur des débats sur la signification fonctionnelle de la biodiversité. Maxime Lamotte m’a en outre associé en 1985 à une réflexion sur les liens entre transformation des écosystèmes et évolution des espèces (Publication 80). En 1986, j’ai publié une synthèse de ces idées sur les stratégies adaptatives, la spéciation et la structuration des assemblages d’espèces, en prenant les araignées comme modèle, proposant ainsi une interprétation écologique et évolutionniste de la diversité spécifique (Publication 85).
Dans le cadre d’un ouvrage collectif sur les fondements rationnels de l’aménagement des territoires, publié en 1984, j’ai écrit avec Maxime Lamotte un chapitre consacré aux systèmes écologiques. Nous y avons inventé le terme « écocomplexe », pour désigner des ensembles d’écosystèmes en interaction, à l’échelle d’un territoire, issus d’une histoire commune, à la fois naturelle et humaine (Publication 72). Cela conduisait à l’idée que tout système écologique suit une « trajectoire » au cours du temps, avec des changements déterminés par des processus transformateurs, auxquels se mêlent, depuis peu à l’échelle de l’évolution, des processus d’origine anthropique, idée qui a inspiré des recherches interdisciplinaires sur les îlots boisés en plaine d’agriculture intensive, que j’ai animées à partir de 1992 (Publication 139, Publication 145, Publication 195). Cette approche transformiste a fortement influencé ma conception de la conservation de la nature, développée dans mes derniers livres : De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité (2009, Editions Quae) et Biodiversité, l’avenir du vivant (2010, Albin Michel).
1. Des araignées dans la savane
Ma thèse de Doctorat d’État sur l’écologie des araignées de la savane de Lamto s’inscrivait dans une étude d’écosystème. Il s’agissait pour l’équipe de Maxime Lamotte, d’analyser la structure et le fonctionnement de cette savane de façon quantitative, afin d’établir les flux de matière et d’énergie circulant dans son réseau trophique et, au final, d’estimer sa productivité annuelle, c’est-à-dire la quantité de matière organique produite au cours d’un cycle annuel. Pour situer les araignées dans ce système, j’ai collaboré avec Marie-Louise Célérier, qui consacrait sa thèse aux bilans énergétiques de quelques espèces représentatives. Nous avons soutenu conjointement nos thèses en 1981 (Publication 67).
2. Diversité spécifique : une approche écologique et évolutionniste
L’étude de l’écosystème de la savane de Lamto s’inspirait très directement de la conception développée par l’écologue E. P. Odum (Fundamentals of Ecology, 1953), elle-même s’enracinant dans la publication fondatrice de R. L. Lindeman (« The Trophic-Dynamic aspect of Ecology », Ecology, 1942), qui donna au concept d’écosystème défini par A.G. Tansley (1935) un rôle véritablement paradigmatique. Cependant, l’approche strictement odumienne, considérant l’écosystème essentiellement sous un angle structural et fonctionnel, ne me satisfaisait pas totalement. En effet, au début des années 1970, le concept de « stratégie démographique » ou, plus largement, de « stratégie adaptative », avait traversé l’Atlantique, et Robert Barbault, qui était aussi membre du laboratoire de Maxime Lamotte, avait commencé à l’enseigner au DEA d’Ecologie. Selon ma conception d’une organisation du vivant en structures hiérarchiquement emboîtées, des propriétés observées à un niveau d’organisation donné devaient se retrouver, avec des modalités propres, au niveau d’organisation supérieur. De discussions avec un autre collègue du laboratoire, Charles Lecordier, est ainsi née l’idée que les biocénoses pourraient avoir, comme les populations, des stratégies adaptatives. Nous avons proposé le concept de « stratégie cénotique », dans un article auquel s’était joint Robert Barbault, paru dans le Bulletin d’Ecologie en 1977 (Publication 28). Nous y développions l’idée qu’un écosystème pouvait s’adapter à des changements environnementaux soit, s’il est pauvre en espèces, grâce à la diversité génétique des individus composant chaque espèce (stratégie « i »), soit, s’il est riche en espèces, par des jeux de remplacements entre espèces que nous définissions comme redondantes fonctionnellement (stratégie « s »). Nous tentions ainsi de développer un cadre d’ensemble pour interpréter la diversité des écosystèmes en termes de richesse en espèces et d’organisation fonctionnelle, qui ouvrait en outre une perspective évolutionniste, tout en mettant en relief la complémentarité entre diversité génétique et diversité spécifique. J’ai développé et davantage formalisé ces idées dans un livre collectif publié en 1980 sous la direction de Robert Barbault, Patrick Blandin et Jean-Acady Meyer, à la suite d’un colloque sur les stratégies adaptatives que nous avions organisé (Publication 53). Cependant, mes idées impliquaient qu’il puisse y avoir en quelque sorte sélection naturelle de communautés plurispécifiques à stratégies plus efficaces que d’autres, ce qui n’était pas du tout orthodoxe, les évolutionnistes classiques ne pouvant admettre que la sélection naturelle puisse jouer à un autre niveau d’organisation que celui des populations.
3. De l’écosystème à l’écocomplexe
En 1974, Maxime Lamotte m’avait chargé de prendre son relais dans le Cours Post Universitaire « Étude et aménagement des milieux naturels », dont il était l’un des fondateurs (en 1969), sous l’égide de la Commission Nationale Française pour l’UNESCO (formation labellisée en 1994 comme Chaire UNESCO, sous le titre « Développement et Aménagement Intégré des Territoires »). Une dizaine d’années plus tard, Maxime Lamotte mettait en œuvre un ouvrage collectif issu de cet enseignement, et nous avons écrit ensemble le chapitre consacré à l’écologie (Publication 72). Le concept d’écosystème ne nous paraissait pas le mieux adapté pour rendre compte de l’échelle à laquelle se posent les problèmes d’aménagement des territoires. Nous avons alors inventé le concept d’ « écocomplexe », avec deux idées fondamentales : 1)- l’écocomplexe est un ensemble d’écosytèmes interactifs, et correspond donc à un niveau d’intégration supérieur des systèmes écologiques ; 2)- l’écocomplexe, tel qu’on l’observe, est le fruit d’une histoire naturelle ET humaine qui se sont entremêlées, évidemment à des degrés très divers selon les lieux. Nous avons clairement situé ce concept dans une perspective hiérarchico-structuraliste, en 1987, lors d’une conférence invitée au congrès national de la Societa Italiana di Ecologia (Publication 99). Nous avons aussi défendu l’idée que ce concept permettait une approche moins ambiguë que ceux de « paysage » et de « géosystème » (Publication 93), et était adapté à des démarches combinant sciences de la nature et sciences de la société (Publication 122). Il est assez couramment employé dans le milieu des gestionnaires d’espaces naturels.
En 1982, le ministère de l’environnement m’avait chargé d’établir une « Synthèse et évaluation des recherches sur la mise au point d’indicateurs biologiques permettant de caractériser l’état et la transformation des écosystèmes » (Ministère de l’environnement, contrat n°82160). Afin de donner un cadre théorique à la « bioévalution » – utilisation de « bioindicateurs », ou « indicateurs biologiques » – j’ai utilisé les concepts de trajectoire, de stratégie adaptative et d’écocomplexe. Ce travail, publié en 1986 (Publication 86), m’a aussi donné l’occasion de développer des considérations sur la gestion du patrimoine naturel. Plus tard, une recherche interdisciplinaire sur le devenir des îlots boisés en plaine d’agriculture intensive (Publication 139, Publication 145) est venue conforter l’utilisation des concepts d’écocomplexe et de trajectoire pour rendre compte de la dynamique de ces entités et de la biodiversité qu’elles hébergent (Publication 195).
Finalement, ces recherches, conduisant à l’idée que la transformation des systèmes écologiques est davantage la règle qu’un équilibre qui n’est jamais réellement durable, m’ont amené à en tirer les conséquences en matière de conservation de la nature et de gestion de la biodiversité (Publication 180), développée dans mes derniers livres : De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité (2009, Editions Quae), ouvrage à la fois historique et épistémologique, et Biodiversité, l’avenir du vivant (2010, Albin Michel), destiné à un large public.